"Avec toute cette excitation, on vous avait oublié..."

Publié le par Rémi

27 décembre 2005.

Comme prévu, Gabrielle est entrée hier à la maternité. Je la retrouve aujourd'hui dans la matinée. Derniers moments partagés ensemble avant l'accouchement, entre excitation et appréhension.
 

L'obstétricien a été clair : pas question pour moi d'assister à la césarienne. Je sais qu'ailleurs, dans d'autres maternités, la présence du père est acceptée, voire même encouragée. Mais à Gap, pas moyen de négocier. Raison invoquée : « il faut limiter le nombre de personnes présentes dans la salle d'opération au strict nécessaire, toute présence supplémentaire constitue un risque d'infection durant l'opération ».

Serais-je un virus ou une bactérie ?

Moi qui me croyait un père en devenir, me voici relégué au rang de "risque d'infection" en puissance. Un coup d'œil dans la glace ne me rassure pas vraiment; serais-je un virus ou une bactérie ?
 

C'est l'heure. Deux infirmières entrent dans la chambre. Allongée sur son lit, ma compagne est aiguillée vers le couloir, direction la salle d'op'. Je la suis jusqu'à une porte qui s'ouvre pour elle, mais se referme pour moi. « Restez ici, me lance une infirmière. On viendra vous chercher. » Les mots ne me plaisent pas, trop impersonnels pour rassurer. Et le ton employé n'arrange rien, avec cette pointe de désinvolture et ce soupçon de condescendance qu'on ceux qui prétendent détenir le savoir pour ceux qu'ils en estiment dénués. Je me sens exclu, mis sur la touche. Mais je ne mesure pas encore à quel point.
 

Les minutes passent et je me retrouve seul face à mon ignorance. Je me rends compte que personne ne m'a dit quoi que ce soit sur la durée de la césarienne, sur la façon dont les évènements vont s'enchaîner. Je tente de relativiser : l'essentiel, c'est la naissance des jumeaux... qu'eux et leur mère soient en bonne santé.. je verrai bien comment les choses se passeront quand j'y serai confronté...
 

Je reste calme mais l'absence de la moindre nouvelle commence à peser sur ma poitrine. Les coups d'œil au cadran de ma montre se font de plus en plus fréquents à mesure que le temps passe. D'un toutes les trois minutes au début, j'en suis maintenant à compter les secondes.
 

Une jeune femme en blouse bleue apparaît dans le couloir, premier représentant de l'espèce humaine à s'offrir à mon regard depuis plus d'un quart d'heure. En passant à ma hauteur, elle s'enquiert gentiment de ma présence devant cette porte. Je lui explique la situation et elle décide d'aller se renseigner. Les deux battants de la porte se referme sur elle, mais elle ne tarde pas à revenir : « Allez-y, vous pouvez venir ». Enfin !
 

Je pénètre dans la zone qui m'était jusqu'alors interdite. Avant même que mon regard ait eu le temps de parcourir les lieux, une voie féminine m'interpelle sur un ton guilleret : « Oh le papa ! Avec toute cette excitation, on vous avait oublié... Mais ne vous inquiétez-pas, tout s'est bien passé ».

L'étourderie de quelques blouses blanches

Eh bien oui. Accaparée par le caractère exceptionnel de cette naissance gémellaire (cette maternité en accueille moins de dix chaque année), l'équipe médicale m'a tout bonnement oublié. Après avoir été privé de la naissance de mes enfants, leurs premiers moments de vie extra-utérine me sont également enlevés par l'étourderie de quelques blouses blanches. Et visiblement, ce n'est guère plus qu'un détail pour la sage-femme qui m'a apostrophé à mon entrée.
 

Mais pas le temps de ruminer. Les regrets et les rancœurs sont pour plus tard; Nils et Ulysse sont là et je ne vais plus me laisser déposséder de la moindre miette de temps avec eux. Dans le brouhaha de leurs premiers cris, je m'abandonne finalement aux conseils de ces femmes qui me font participer à la pesée puis à l'emmaillotage de mes fils. L'un et l'autre passe successivement dans mes bras jusqu'à ce qu'une plage de répit s'installe enfin. Me voilà assis, un bébé dans chaque bras, pour mon premier véritable moment de partage avec mes p'tits loups.
 

Nous voici enfin réunis tous les quatre dans la chambre de la maternité. Les enfants vont bien, même si le corps médical trouve le poids d'Ulysse (2,2 kg) « un peu limite ». Avec ses 600 grammes de plus que son frère, Nils fait figure de gros poupon. Après avoir décidé de laisser Ulysse avec nous, le médecin change d'avis au vu de la glycémie. Le taux de sucre est trop bas, Ulysse doit être hospitalisé en service de néonatalité. Dans ce moment où l'émotion est encore débordante, nous ne trouvons ni l'énergie ni les mots pour nous opposer à cette décision qui, nous le sentons instinctivement tous les deux, n'est pas la meilleure. Je tente sans y croire de rassurer Gabrielle pour qui cette nouvelle séparation est physiquement douloureuse. C'est aussi plus facile pour moi; libre de mes déplacements, je vais pouvoir aller voir mon fils facilement alors que Gabrielle est clouée au lit en raison d'une forte anémie.
 

Ce n'est que plus tard que nous constaterons sur Ulysse les effets de cette séparation violente quelques instants seulement après la naissance. Car nous en sommes certains, elle a eu un impact, notamment sur son sommeil. Ulysse n'a commencé à réellement bien dormir la nuit qu'à l'âge de deux ans et demi. Ce n'est pas une exception, nous direz-vous. Certes, mais la cause de ces troubles du sommeil nous a rapidement éclairé sur le traumatisme originel. Ulysse a gardé durant tout ce temps une peur panique du sommeil, un état dans lequel il ne pouvait pas vérifier la présence à ces côté de sa famille et surtout de sa mère. D'où le refus de s'endormir, jusqu'à gesticuler en tous sens pour éviter de sombrer, et les multiples réveils en panique chaque nuit. Pendant longtemps, seuls des bercements énergiques dans les bras ont été capables de l'apaiser, comme si sentir l'impulsion de nos corps était le seul moyen pour lui de se persuader de notre présence.
 

Ces difficultés se sont finalement estompées. Reste, aujourd'hui encore, une propension à l'exclusivité dans son rapport aux autres qui nous semble, là aussi, être un héritage de ses deux premiers jours passés non seulement hors du ventre de sa mère, mais également loin de son giron.

Incubateur naturel pour bébé-kangourou

Plusieurs mois après la naissance d'Ulysse et Nils, nous aurons confirmation de notre intuition. Oui, une alternative existait bel et bien; et préférer le contact à la séparation aurait été un meilleur choix, non seulement sur le plan émotionnel mais aussi certainement au niveau médical. Nous avons découvert le principe des mères-kangourous à travers un documentaire diffusé à la télévision. Le film revenait sur l'origine de ce concept, né à la fin des années 70 en Colombie pour pallier le manque de moyens techniques dont disposaient alors les soignants pour prendre en charge les nouveaux-nés, notamment les prématurés. Plaqué contre le ventre de sa mère, le bébé-kangourou bénéficie d'un incubateur naturel afin de poursuivre son développement. Outre la chaleur du corps maternel, il bénéficie aussi d'une intimité affective avec sa mère au moment où il en a le plus besoin, après avoir subi le plus grand changement de sa courte existence : le passage du microcosme aquatique et sécurisant de l'utérus au macrocosme aérien et inconnu de l'Humanité. Ce qu'une table chauffante ou une couveuse est incapable d'offrir. Dès lors, pas besoin d'être médecin pour deviner que les résultats observés chez les bébés-kangourous vont bien au-delà de ceux constatés sur les nouveaux-nés placés en service de néonatologie.
 

Peut-être d'ailleurs vaut-il mieux ne pas être médecin pour le comprendre ? Car ces derniers sont bien les derniers à vouloir mettre en place de genre de fonctionnement au sein des maternités. 20 après la mise en place de la première unité de ce type en France, à Clamart, on les compte toujours sur les doigts des deux mains. Un chiffre d'autant plus incompréhensible qu'un Plan quinquennal sur la périnatalité recommandait dès 1994 de limiter la séparation mère-enfant en encourageant « la création de chambres mère-enfant en service de gynécologie-obstétrique (Unité Kangourou) et dans les unités de néonatologie ». 15 ans après, rien ou presque n'a bougé. Et ce n'est pas anodin. Là encore, comme dans le choix de la voie d'accouchement, le corps médical rechigne à renoncer à ne serait-ce qu'une miette du contrôle qu'il pense avoir sur la naissance. L'obstétricien préfère opérer la mère plutôt que de risquer de ne pas tout maîtriser; les soignants préfèrent hospitaliser l'enfant plutôt que de risquer une dépossession de leur relation au nouveau-né. Le corps médical est, malheureusement, encore beaucoup trop souvent tourné vers son propre confort que vers celui de la mère et de son enfant.

Publié dans Nils et Ulysse

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H
Effectivement je comprends mieux.<br /> Le "Papa bactérie" mis à la porte pendant que les étudiants et infirmières se pressent autour de cette naissance gémellaire ô combien instructive. Au point d'en oublier le Papa.<br /> "Après tout, Monsieur, vous aurez toute la vie pour les contempler vos jumeaux !"<br /> Je comprends mieux votre engagement à tous deux, je vous souhaite le plus beau des chemins vers une naissance respectueuse.
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R
<br /> Certes je n'ai pas eu droit à ce genre de phrase à l'emporte-pièces, mais c'était implicite dans la manière désinvolte de me dire qu'on m'avait tout simplement oublié.<br /> Merci pour ton soutien.<br /> <br /> <br />
F
Merci pour le passage sur mon blog.<br /> Pour les unités kangourou, la maternité d'Orléans a un service le proposant pour les prématurés principalement. Il est seulement dommage que ce ne soit pas pour l'ensemble du service.
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R
<br /> Merci pour le message.<br /> Il est en effet dommage que les unités kangourou ne soient pas généralisées. Mais mieux informés sur le sujet, les parents demanderaient sans doute davantage le contact peau à peau. Et sans que<br /> cela soulève les railleries du corps médical, cela va sans dire...<br /> <br /> <br />